Le droit bancaire français connaît une refonte significative de son arsenal répressif depuis 2018. Le renforcement des pouvoirs de l’ACPR par la loi PACTE, l’augmentation des amendes administratives pouvant atteindre désormais 100 millions d’euros, et l’émergence d’une jurisprudence européenne plus sévère ont profondément modifié le paysage des sanctions. Cette mutation répond à une volonté de dissuasion accrue après les crises financières successives, mais soulève des questions fondamentales sur l’équilibre entre répression et prévention, et sur la proportionnalité des sanctions dans un secteur où la confiance demeure le pilier central.
La montée en puissance des autorités de régulation nationales et européennes
L’évolution récente du cadre normatif témoigne d’un changement de paradigme dans l’approche des sanctions bancaires. L’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR) a vu ses prérogatives considérablement renforcées par la loi n°2019-486 du 22 mai 2019, dite loi PACTE. Cette réforme a notamment permis d’étendre le champ d’application des sanctions administratives et d’augmenter substantiellement leur quantum.
Au niveau européen, la Banque Centrale Européenne (BCE) s’affirme comme un acteur majeur du dispositif répressif. Depuis la mise en place du Mécanisme de Supervision Unique (MSU) en novembre 2014, la BCE peut imposer directement des sanctions aux établissements bancaires qu’elle supervise. En 2022, les amendes infligées par cette instance ont atteint le montant record de 275 millions d’euros, contre 158 millions en 2019, illustrant une progression fulgurante de l’activité répressive.
L’Autorité Bancaire Européenne (ABE) contribue à cette dynamique en publiant régulièrement des lignes directrices visant à harmoniser les pratiques de supervision et de sanction. La décision du 12 mars 2021 relative aux critères d’évaluation de la gravité des manquements constitue un exemple significatif de cette volonté d’uniformisation des pratiques répressives.
Cette architecture institutionnelle complexe, caractérisée par une superposition d’autorités aux compétences parfois concurrentes, pose néanmoins des défis en termes de coordination. Le risque de double sanction (« ne bis in idem ») a été partiellement résolu par l’arrêt de la CJUE du 20 mars 2018 (C-524/15, Menci), qui admet la possibilité de cumul sous réserve du respect du principe de proportionnalité et de la prise en compte des sanctions déjà prononcées.
L’inflation spectaculaire des sanctions pécuniaires
Le montant des amendes infligées aux établissements bancaires a connu une progression exponentielle. L’ACPR a prononcé en 2022 des sanctions d’un montant cumulé de 142 millions d’euros, contre 38 millions en 2018. Cette inflation reflète une volonté délibérée du législateur d’accroître l’effet dissuasif des sanctions administratives.
La décision de la Commission des sanctions de l’ACPR du 30 avril 2021 illustre cette tendance, avec une amende record de 50 millions d’euros prononcée à l’encontre d’un établissement bancaire français pour des manquements graves à ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT). Cette sanction s’inscrit dans un contexte où les autorités cherchent à renforcer l’efficacité de leur action face à des enjeux devenus prioritaires.
Le calcul des sanctions pécuniaires obéit désormais à une méthodologie sophistiquée qui prend en compte plusieurs paramètres :
- La gravité intrinsèque du manquement et sa durée
- La situation financière de l’établissement et les bénéfices tirés de l’infraction
- Le degré de coopération avec les autorités durant la procédure
- Les mesures correctives adoptées pour remédier aux défaillances
La jurisprudence récente met en évidence une appréciation circonstanciée de ces critères. Dans l’arrêt du Conseil d’État du 3 février 2021 (n°428261), les juges ont validé la méthode de calcul de l’ACPR tout en rappelant l’obligation de motivation détaillée du quantum de la sanction.
Cette évolution s’accompagne d’un phénomène nouveau : la publicité systématique des décisions de sanction. Autrefois exceptionnelle, la publication nominative est devenue le principe, contribuant à renforcer l’aspect réputationnel de la sanction. La Cour de cassation a confirmé la légalité de cette approche dans un arrêt du 4 mai 2022 (Cass. com., n°20-21.489), estimant que la publication participait de la fonction dissuasive de la sanction sans constituer une peine complémentaire.
L’émergence de sanctions alternatives et innovantes
Face aux limites des sanctions pécuniaires traditionnelles, le législateur et les autorités de régulation ont développé un arsenal diversifié de mesures alternatives. Ces innovations témoignent d’une approche plus nuancée de la répression bancaire, privilégiant dans certains cas l’efficacité corrective à la simple punition.
Les programmes de mise en conformité sous supervision constituent l’une des innovations majeures. Introduits par l’ordonnance n°2020-115 du 12 février 2020, ces dispositifs permettent à l’ACPR d’imposer à un établissement défaillant l’adoption d’un programme correctif spécifique, assorti d’un calendrier précis et placé sous le contrôle d’un moniteur indépendant. En 2022, trois établissements bancaires ont fait l’objet de telles mesures, avec des coûts de mise en œuvre estimés entre 15 et 40 millions d’euros, montants parfois supérieurs à l’amende théorique qui aurait pu être prononcée.
La transaction administrative, inspirée du modèle américain, gagne également du terrain. Bien que l’ACPR ne dispose pas formellement de ce pouvoir, la pratique révèle l’existence de négociations préalables aboutissant à des engagements volontaires de mise en conformité en échange d’une modération de la sanction. La Banque Centrale Européenne a quant à elle officialisé cette approche dans ses lignes directrices du 3 décembre 2021 sur les procédures de règlement transactionnel.
Les restrictions opérationnelles constituent une autre innovation notable. L’ACPR peut désormais limiter temporairement certaines activités d’un établissement jusqu’à résolution complète des défaillances constatées. Cette approche ciblée permet de neutraliser précisément la source du risque sans paralyser l’ensemble des opérations de la banque. La décision du 15 juillet 2021 contre un établissement spécialisé dans le crédit à la consommation illustre l’efficacité de cette approche, avec une interdiction temporaire de commercialisation de certains produits jusqu’à la mise en conformité des procédures.
Enfin, l’éviction des dirigeants constitue une sanction particulièrement dissuasive. L’article L.612-39 du Code monétaire et financier permet à l’ACPR de prononcer l’interdiction d’exercer des fonctions de direction. En 2022, quatre dirigeants d’établissements bancaires ont fait l’objet de telles mesures, confirmant l’accent mis sur la responsabilité individuelle des décideurs.
Le renforcement des garanties procédurales : un contrepoids nécessaire
L’accroissement des pouvoirs de sanction des autorités de régulation a suscité une vigilance accrue des juridictions quant au respect des droits de la défense. La jurisprudence récente témoigne d’une exigence renforcée en matière de garanties procédurales, constituant un contrepoids indispensable à l’inflation répressive.
Le principe d’impartialité a fait l’objet d’une attention particulière. Dans un arrêt fondamental du 11 septembre 2020 (n°442228), le Conseil d’État a précisé les conditions dans lesquelles la séparation des fonctions d’enquête et de jugement au sein de l’ACPR devait être garantie. Cette décision a entraîné une réorganisation des services de l’Autorité pour renforcer l’étanchéité entre les directions chargées du contrôle et la Commission des sanctions.
Le droit d’accès au dossier a également été consolidé. La CJUE, dans son arrêt du 13 janvier 2022 (C-55/21, Daimler AG), a rappelé que l’accès intégral aux pièces du dossier constituait une garantie fondamentale, y compris pour les documents susceptibles d’être exonératoires. Cette jurisprudence a influencé les pratiques de l’ACPR, qui a adopté en juin 2022 une nouvelle charte du contrôle renforçant les droits des établissements contrôlés.
Le principe du contradictoire s’est également enrichi. Le Conseil d’État, dans sa décision du 28 mai 2021 (n°442970), a annulé une sanction de l’ACPR pour défaut de communication préalable de certains éléments ayant fondé la décision. Cette jurisprudence impose désormais à l’Autorité une transparence totale sur les méthodes d’évaluation et les critères de calcul des sanctions envisagées.
Enfin, le contrôle juridictionnel s’est intensifié. Les juges n’hésitent plus à exercer un contrôle approfondi sur la proportionnalité des sanctions. Dans son arrêt du 21 octobre 2021 (n°439983), le Conseil d’État a réduit de 5 à 3 millions d’euros une amende prononcée par l’ACPR, estimant que certaines circonstances atténuantes n’avaient pas été suffisamment prises en compte. Cette jurisprudence témoigne d’un équilibrage progressif entre pouvoir de sanction et contrôle juridictionnel.
L’harmonisation internationale : défi majeur de l’efficacité répressive
La dimension transnationale des activités bancaires constitue un défi majeur pour l’efficacité des sanctions. La diversité des approches nationales crée des situations d’asymétrie réglementaire dont certains établissements peuvent tirer parti pour minimiser leur exposition aux risques de sanction.
Le Forum mondial sur les sanctions bancaires, institué en 2019 sous l’égide du Conseil de Stabilité Financière, marque une étape importante dans la recherche d’une convergence internationale. Les travaux de cette instance ont abouti en novembre 2022 à l’adoption d’un référentiel commun d’évaluation des manquements bancaires graves, première pierre d’une harmonisation des pratiques répressives.
La question des sanctions extraterritoriales, particulièrement sensible dans les relations transatlantiques, illustre les tensions inhérentes à cette recherche d’harmonisation. Les amendes record infligées par les autorités américaines à des banques européennes (8,9 milliards de dollars pour BNP Paribas en 2014) ont suscité des réactions au niveau européen. Le règlement UE 2021/167 du 10 février 2021 renforce ainsi le mécanisme européen de protection contre les effets extraterritoriaux des sanctions américaines.
La coopération renforcée entre autorités nationales constitue une réponse pragmatique aux défis de l’internationalisation. Le Memorandum of Understanding signé le 12 mai 2022 entre l’ACPR et la Financial Conduct Authority britannique illustre cette tendance, en organisant un échange systématique d’informations sur les procédures de sanction visant des établissements opérant sur les deux marchés.
L’émergence de collèges de supervision dédiés aux sanctions marque une innovation institutionnelle prometteuse. Ces instances, réunissant les autorités de plusieurs juridictions concernées par les activités d’un même groupe bancaire, permettent de coordonner les approches répressives et d’éviter les doubles sanctions. Le premier collège de ce type, constitué en mars 2022 autour d’un établissement opérant dans sept juridictions européennes, ouvre la voie à une pratique qui pourrait se généraliser.
Cette recherche d’harmonisation se heurte néanmoins à des résistances culturelles profondes. La conception même de la sanction, son rôle et ses modalités varient considérablement selon les traditions juridiques. Si le modèle anglo-saxon privilégie une approche transactionnelle et des sanctions exemplaires, la tradition continentale reste attachée à une gradation plus fine des réponses répressives. L’équilibre entre ces deux philosophies constitue sans doute l’un des enjeux majeurs des prochaines années dans l’évolution du droit répressif bancaire.
